Rôle des RH dans la survie et l'évolution des expertises
- Loubna Oualalou
- 11 juin
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 18 juin

Certaines disciplines traversent une crise paradoxale : autant elles sont plébiscitées par le marché du travail, autant elles ne sont pas plus reconnues par les praticiens dû à la négligence de leur application concrète. Mutation nécessaire pour s'adapter aux impératifs des organisations ou déviance dangereuse dont les conséquences perceptibles devraient être adressées?
Nourri par des témoignages de terrain, cet article met en lumière des réalités ayant un impact direct sur la performance organisationnelle et le bien-être humain, en explorant le rôle central des RH.
Quel est l'état des expertises sur le terrain?
Que ce soit à travers un programme de formation interne à l'organisation, un plan de développement de compétences discuté et encouragé par le gestionnaire et/ou à son initiative personnelle, le professionnel met l'effort nécessaire, en temps, en énergie et dans bien des cas en argent, pour se mettre à la page des nouvelles avancées dans son domaine. Les motivations peuvent être diverses et complémentaires : réorientation professionnelle, promotion accompagnée d'une augmentation de revenu, approfondissement ou acquisition d'une compétence connexe, épanouissement personnel...
Peu importe la motivation, l'employé s'attend à appliquer ce qu'il a appris et en tirer la satisfaction de le mettre en pratique dans ses mandats et la reconnaissance qui va avec.
Proposition de valeurs des organisations envers leurs employés(ées)

Pourtant, quand vient le temps d'appliquer ces nouvelles compétences, plusieurs professionnels se heurtent à des résistances internes.
Il n’est pas rare qu’on leur demande de prendre des raccourcis, de laisser de côté les bonnes pratiques qu’ils ont apprises, ou encore d’adopter des méthodes éloignées des standards de leur discipline. Cette dissonance entre savoir-faire acquis et pratiques réelles génère frustration, perte de sens et démobilisation.
Voici trois cas concrets illustrant comment les expertises peuvent s’appauvrir dans certaines dynamiques organisationnelles.
Cas 1 | Agilité
Depuis l’essor des approches SAFe et autres méthodes agiles, les praticiens n'ont cessé de rappeler l’importance de respecter les principes fondamentaux : mindset agile, gouvernance alignée, et réalisme sur les bénéfices attendus.
Les organisations ont investi : recrutement de Scrum Masters et coachs agiles, formations, expérimentations, partages d’apprentissages, création de centres d’excellence… En apparence, tous les ingrédients étaient réunis.
Mais dans la pratique, des composantes clés ont été sacrifiées : on saute les étapes de planification, on néglige l’analyse coût-bénéfice, et les projets explosent en coûts, en délais et en ressources. L’effet domino s’étend au portefeuille de projets dans son ensemble.
Résultat ? Le discours change : "L’agile, ça ne marche pas", "Ce n’est pas pour nous", "RIP l’agile"
Non pas parce ce que la méthode est mauvaise, mais parce ce que l’expertise agile a été vidée de sa substance.
Cas 2 | Analyse d'affaires
L’arrivée de cadres comme SAFe a profondément bouleversé certaines expertises. L’analyse d’affaires, selon les standards de l’IIBA, implique la gestion des besoins d’affaires, des exigences, des épopées, fonctionnalités et récits utilisateurs.
Or, dans de nombreuses implémentations agiles, ces responsabilités ont été transférées au responsable produit. Résultat ? Certaines organisations ont tout simplement aboli le rôle d’analyste d’affaires, tandis que d’autres l’ont vidé de sa substance et de son caractère stratégique, le réduisant à un simple soutien rédactionnel sur les user stories et les fonctionnalités applicatives.
Même logique pour les analystes fonctionnels : leur rôle, jugé redondant avec l'analyste d'affaires, donc coûteux à garder, a parfois été supprimé. Ces professionnels ont été réaffectés — dans la famille TI ou même dans l’équipe affaires — avec le titre d'analyste d'affaires.
Mais sur le terrain, la promesse ne suit pas : peu de formation, peu de reconnaissance du cadre métier, et une réutilisation de ces profils dans des fonctions d’analystes fonctionnels TI.
En théorie : montée en compétence. En pratique : glissement de rôle et priorité à l’exécution.
Cas 3 | Architecture d'affaires ou Architecture d'entreprise-volet affaires
« Nous n’avons pas été impliqués dans la formulation de la stratégie… c’est dommage. Nous avons appliqué notre méthodologie, mais il y a des écarts. »
Le malaise est palpable. À l’annonce d’une demande de présentation à la haute direction, la réaction de la vice-présidence fuse : « On comprend… mais non ! Ce sont les exécutifs. Ils ne comprendront pas. Et on ne va pas leur dire de tout recommencer. »
Pourtant, l’équipe d’architecture d’affaires était bien préparée : formée selon les standards du Business Architecture Guild (Bizbok), dotée des meilleurs outils, animée par la volonté de connecter stratégie et exécution.
Mais mandat après mandat, la légitimité peine à s’imposer. L’équipe navigue entre les projets, tente de démontrer sa valeur… jusqu’au jour où la structure elle-même est remise en question : restructuration, démantèlement des équipes, recentrage sur la technologie.
Certains quittent l’organisation, d’autres restent mais se résignent. Une expertise stratégique, réduite à un rôle périphérique. Un investissement qui ne produit pas sa promesse.
Encore une fois, le problème n’est pas dans la pratique. Il est dans la reconnaissance de sa valeur.
Au fil des dossiers, un même constat revient : la résistance à la reconnaissance et à l’application des expertises n’est pas un incident isolé. Elle acquiert un caractère systémique, souvent invisible mais profondément enraciné. Elle se manifeste différemment selon les contextes, les acteurs influents, les décideurs impliqués ou encore le système de gestion en place.

Quand les compétences de l'employé(e) sont désalignées avec son rôle\responsabilités et ses tâches, l'expérience employé est définitivement impactée et créée un effet domino sur les résultats de l'organisation.
Engagement en baisse
Lorsque les talents sont poussés, directement ou indirectement, à se délaisser de l'essence de leur expertise, la démobilisation s’installe progressivement. À terme, cela se traduit par un désengagement, voire un départ de l’organisation.
Productivité et performance fragilisées
Réinventer la roue à chaque tâche, redocumenter les processus à chaque projet, des équipes peu coordonnées, des reworks qui augmentent le coût d'un projet... Autant de signes d’un manque de structuration et d’une absence de pratiques solides, qui grèvent la productivité.
Capacité d'innovation compromise
Sans cadre, sans pratique, l’innovation devient un enchaînement chaotique d’idées non concrétisées. Avoir des idées ne suffit pas : encore faut-il un socle méthodologique pour les transformer en valeur durable.
L'impact majeur qui s'étend au-delà des murs d'une organisation est la mutation glissante des pratiques, des métiers et des expertises dans l'ensemble du marché du travail.
Ce qui est observé aujourd’hui, c’est une mutation progressive, parfois glissante, des pratiques, des métiers et des expertises sur l’ensemble du marché du travail.
Les organisations s’influencent, se copient, se concurrencent. Lorsqu’une entreprise décide d’intégrer l’architecture d’affaires dans les projets, l’impact dépasse largement ses frontières. Cette décision transforme non seulement les rôles internes, mais influence aussi les attentes des recruteurs, les exigences des firmes de consultation, et la structuration des offres d’emploi de tout un secteur. Il suffit d’observer la prolifération de postes hybrides sur les réseaux sociaux : analyste d’affaires/TI, architecte d’affaires/TI, analyste ET architecte d’affaires… Deux professions certes complémentaires, mais fondamentalement distinctes, avec des compétences spécifiques, sont désormais fusionnées dans un seul rôle. Cette tendance, loin de créer de la valeur, contribue à l’affaiblissement des expertises et à une perte de repères pour les professionnels comme pour les organisations.
Comment la fonction des ressources humaines peut aider à préserver l'essence des expertises?
Le rôle stratégique des ressources humaines ne date pas d’hier.
Ce qui est souvent perçu comme une mission de base — aligner les bonnes personnes aux bons rôles — constitue en réalité un levier déterminant de performance. Ce simple geste, en apparence, a des répercussions profondes sur les résultats de l’organisation : financiers, opérationnels, commerciaux et réputationnels.

Pour y parvenir, il ne suffit pas de gérer des candidatures ou des postes : il faut orchestrer, de manière intégrée, un ensemble de capabilités organisationnelles (voir figure 3) et les décliner en actions stratégiques cohérentes et coordonnées.
1- Aligner les métiers aux standards reconnus
Acquérir, à un niveau suffisant, une connaissance sur les standards de marché correspondant aux métiers pour pouvoir garantir l'essence des pratiques et expertises au sein de l'organisation.
Construire le catalogue de compétences de l'organisation, alignées à leurs cadres de référence, et en être le gardien.
Aligner, en conséquence, le processus de recrutement, de la rédaction des affichages de postes à l'intégration du nouvel employé.
Harmoniser et standardiser les métiers en éliminant les doublons et les multiplications structurelles non conformes à travers une structure organisationnelle cohérente.
2- Créer une gestion de connaissance vivante et structurée
Concevoir une cible d'architecture d'entreprise (affaires et TI) de la gestion de connaissance accompagnée du plan d'action.
Appuyer la création de communautés de pratique au sein des organisations, incluant les centres d'expertises, d'excellence, Lab d'innovation etc
Mobiliser les unités organisationnelles responsables autour de leurs compétences stratégiques et des autres disciplines avec qui elles interagissent pour une meilleure synergie de travail entre les équipes et un impact plus significatif dans la livraison de valeurs.
3- Considérer la mise en place de pratiques en tant que changement structurant à gérer
Se doter d'une cible d'architecture d'entreprise (Affaires et TI) de la fonction des ressources humaines pour ce cas d'usage et élaborer le plan d'action. Ce travail est effectué par l'équipe d'architecture d'entreprise avec une concentration sur le volet affaires.
Impliquer, particulièrement, l'équipe de développement organisationnel et\ou de gestion de changement pour établir une stratégie et un plan de gestion de changement, qui accompagne le plan d'action global.
Engager les équipes de gestion et la haute-direction. Leur rôle de leadership est critique dans la légitimation, l’alignement et la mobilisation autour de ces changements fondamentaux. Considérant le caractère primordial de ce point, il est traité séparément.
4- Engager activement les équipes de gestion et la haute-direction
Insuffler une culture de performance, fondée sur la maîtrise des fondamentaux des pratiques, laissant place au développement de compétences en continue. Identifier des comportements observables à encourager et ceux à proscrire (ex. : raccourcis, contournement des standards).
S’assurer que les gestionnaires détiennent les compétences requises pour la portée stratégique de leur unité. Cela implique un recrutement rigoureux, mais aussi un accompagnement ciblé pour ceux déjà en poste.
Accompagner les gestionnaires dans la définition des objectifs de performance des ressources humaines et de leur évaluation en cohérence avec les fondamentaux des pratiques.
Faire des gestionnaires et des dirigeants de véritables vecteurs du changement. À travers leurs décisions, livrables, présentations et interventions en réunion, ils doivent démontrer leur engagement envers les pratiques, leurs principes et les expertises qu’elles structurent. Leur posture influence la légitimité des expertises dans toute l’organisation.
CONCLUSION
La fonction des ressources humaines continue de vivre un effet de balancier. Longtemps centrée sur des activités administratives – recrutement, paie, conformité –, elle cherche encore sa juste place entre gestion du capital humain, développement des talents ou expérience employé. Est-ce un simple effet de mode, une réponse aux pressions de marque employeur, ou une réelle volonté d’assumer pleinement son rôle stratégique au cœur de la création de valeur?
Plus que jamais, les transformations organisationnelles exigent une vision systémique et holistique. Et dans cette vision, les ressources humaines doivent occuper une position équivalente à celle des technologies de l'information, de la stratégie ou des finances. Non pas comme fonction de soutien, mais comme co-architecte de la performance durable.
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